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Aristote

Les formes et les matières

On ne voit pas bien si c’est l’Un qu’il faut regarder comme étant le principe d’Empédocle, ou si c’est le multiple, je veux dire le feu, la terre et les corps de la même série. En effet, en tant que l’Un est pris comme matière et substrat, à partir duquel la terre et le feu sont engendrés par un changement du au mouvement, l’Un est principe ; mais en tant que l’Un résulte de l’association d’éléments multiples qui se réunissent tandis que ceux-ci proviennent de la dissociation, ces éléments sont plus principes que l’Un et antérieurs à lui par leur nature.

Aristote, De la génération et de la corruption (IVe siècle avant J-C)

Qu’est-ce qui peut être objet d’expérience ? Voici, certes formulée de façon moderne, la question réaliste que posait Aristote à travers des perspectives logiques. Loin des préoccupations de son vieux maître sur la réminiscence des formes abstraites, Aristote interrogeait le monde sensible : qu’est-ce que la substance ? Quel résidu reste à travers les translations et les transformations du monde au cours du temps ? Comment la génération et la corruption sont-elles possibles ? Comment une chose pourrait-elle passer du néant à l’être ?

1. Les particules élémentaires

Aristote faisait méthodiquement précéder ses thèses afférentes par une critique des thèses antérieures : si l’univers n’est composé que d’une matière première identique à elle-même, la génération ne serait qu’altération des formes. Pour que la génération puisse être une création de formes, la matière des choses doit être multiple. Or Empédocle affirmait le contraire : "Il n’y a génération de rien, mais seulement mélange et dissociation du mélange", Anaxagore ajoutant : "Rien ne naît ou n’est détruit, mais il y a mélange et séparation des choses qui sont". Empédocle professait qu‘il existe un univers réalisant un cycle éternel entre la sphère unie et la séparation des quatre :


{(Eau, Air, Feu, Terre) ;
(Association – Dissociation)}

Mais Aristote critiquait l’éternel cycle bipolaire d’Empédocle sous une forme explicite : il exigeait une définition logique de l’origine des choses. Un mouvement, même sans fin, devait bien avoir commencé sous une forme déterminée : "Qui fut le premier ? La matière ou la forme ?" La métaphysique relève de l’ontologie. Au sens aristotélicien, la science de l’être en tant qu’être précède logiquement toute physique de l’étant. La forme est déterminée, donc antérieure à la matière qu’elle informe de sa détermination. Au contraire, pour Démocrite, la matière est première puisqu'il existe depuis tout temps des grains de matière insécables, soit une multiplicité d’atomes (chutant en fonction de leurs clinamens, ajouterait ensuite Épicure). Les conséquences aléatoires des chocs mécaniques entre atomes suffiraient à produire l’organisation du vivant ? Aristote ne pouvait accepter cette hypothèse absurde. Cette graine n'allait pas donner un chêne ou un peuplier, selon le hasard des chocs atomiques : les formes ne pouvaient se répéter fortuitement, sans une détermination de la forme et une déterminabilité réelle de la matière, sans une puissance à donner forme et une puissance à prendre forme.


La double dichotomie {(forme – matière) ;
(acte – puissance)} en tant que préalable logique à l’explication du devenir étant, depuis les sociétés de fourmis jusqu’aux pluies torrentielles, voilà ce qu’il écrivait. Pour que l’être soit, il faut une forme en acte depuis l’origine du temps. Le premier acte est donc celui d’une forme informant une matière. Les métamorphoses de l’étant s’expliquent par les essences, par les ordres cachés derrière les hasards apparents. Les ordres naturels sont à la fois des formes, des structures, et des impératifs, des nécessités. La graine est donc activement en puissance de l’arbre, car elle contient l’essence de l’arbre, les ordres qui en feront un arbre. De son côté, le marbre est passivement en puissance de la statue, car sa transformation nécessite les ordres du sculpteur : il ne fournit que la matière inerte. Il y a de la matière informée (la graine) et de la matière informable (le marbre), des formes aptes à se répéter d’elles-mêmes (les essences vivantes) et des formes plus ou moins accidentelles (les essences mortes). Mais qu’en était-il de la matière à informer ? A l’époque, si l’on exceptait les atomistes, la plupart s’accordaient à reconnaître la valeur prégnante des quatre états de la matière : terre (solide), eau (liquide), air (gazeuse) et feu (ignée). Mais tous ne s’accordaient pas sur ce qu’ils représentaient. Platon y concevait des triangles indivisibles formant quatre types de trièdres. Aristote lui rétorquerait qu’il était absurde de composer des volumes avec des surfaces. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Les surfaces ne se décomposeraient-elles pas en lignes, voire en points ? En effet, si les corps étaient entièrement divisibles et qu’ils le fussent en totalité, quel serait le reliquat ? Ce ne saurait pas être une grandeur, car celle-ci pourrait être encore divisée. Ce ne serait plus que des points, donc des non-grandeurs. Deux points ne pouvant jamais être en contact sans se confondre (l’un et l’autre devenant le même au même instant, au même lieu et sous le même rapport), il n’y aurait pas de point contigu à un point quelconque de division en acte (il manquait toujours un tiers, à savoir la ligne dont les points n’étaient que des limites).

Que, par suite, d’un côté, tout corps sensible soit, en n’importe quel point, indivisible aussi bien que divisible, cela n’a rien de paradoxal : il sera divisible en puissance et indivisible en acte. D’un autre côté, qu’un corps soit, même en puissance, divisible simultanément en tous ses points, c’est ce qui, semble-t-il, est impossible. […] Rien alors ne resterait et le corps se serait évanoui dans l’incorporel.

Aristote, De la génération et de la corruption (IVe siècle avant J-C)

Aristote déplaçait la question à un niveau plus pertinent. Il ne servait à rien de construire des figures pour imager les corps indivis. Une donnée d’expérience était celle des états de la matière, des quatre formes sensibles, sachant que la matière pouvait passer d’une forme à une autre, changer d’état. Les questions seraient celles de la mixtion, de l’altération, de l’accroissement, du décroissement, de la génération et de la corruption. Aristote constatait ironiquement que les philosophes n’en savaient guère plus que les vieilles femmes sur ces sujets. Mis à part Leucippe et Démocrite (qui s’en remettaient au hasard des chocs atomiques), tous les philosophes chantaient : "Le semblable venant au semblable". Cela n’expliquait en rien l’accroissement des homéomères (peau, chair, os, poil, etc.) ni des anoméomères (main, cuisse, œil, nez, etc.). Cela ne permettrait pas de comprendre la génération et la corruption absolues. Aristote reprenait alors le "Connais-toi toi-même !", mais dans un sens inédit, au-delà de la prudence socratique sur les motifs des discours et des vertus, bien loin du moderne souci de soi : étant donnée la nature des sensations humaines, que penser des contrariétés sensibles ?


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